Dans un petit film d’avant-guerre : « Thomas avait menti sans y penser, par goût de l’aventure, il était devenu un imposteur, plutôt malgré lui. Ce n’était pas bien grave. »
« Ce n’était pas bien grave. »
Voilà une expression que vous n’entendez plus. Aujourd’hui, tout est grave, tout demande l’intervention des services sociaux, du psychologue, des gendarmes, d’une cellule psychologique. Tout doit être grave, il s’agit de rentabiliser tous ces services. Des psychologues, il y en a tant, plus que des ferronniers, que des cavistes, ou des épiciers dans les villes. Où sont nos tailleurs, nos menuisiers, nos marchands de pianos, où sont nos commerces ? Disparus, envolés. A la place, des officines sans nombre de la domestication. La gravité, clé moderne ; la dramatisation, outil fantastique de la théâtralisation d’Etat, de la mise en scène, du contrôle. Moyens d’aller investiguer partout, de ficher, suivre, écouter, tracer. Le jugement du magistrat est la boussole. Dans quel abîme se précipite notre société, qui détruit ainsi les derniers reliquats de pacte social ? Dans l’abîme soviétique, c’est-à-dire une paranoïa érigée en système. Kafka fut le grand devin de ce temps. Maintenir une saine pression sur la population après avoir fait ce qu’il fallait pour que les drames se produisent, rien de tel pour braquer la population silencieuse, pour la pousser à cacher ses activités licites ou non, à fuir à l’étranger, à tripatouiller, à se décourager, à jouer, à prendre des calmants et des somnifères dont les Français sont de gros consommateurs. La République française n’a plus l’ancien respect du citoyen, c’est de la chair à procédure. Il y a quatre-vingts ans, le policier avait une prévenance pour le suspect, il le respectait éminemment, et avec justesse ; il l’amenait d’ailleurs ainsi bien plus vite à se dévoiler. Aujourd’hui, il le respecte parce que c’est la procédure. Désormais, je constate partout que le citoyen est plus ou moins toléré, tutoyé, interrogé, sommé de donner nom et adresse, il doit filer doux, sinon gare ! Il doit ployer le nez devant l’État et ses représentants. L’État est l’objet du culte général. Et miteux presque partout, pourtant. Pointillisme pour emm… le citoyen, mais pas pour voir la débâcle. Des milliers de bureaux de polices, mais poussiéreux.
Non, le citoyen n’a plus sa place. Cela fait longtemps qu’il a été chassé non seulement des centre-villes, mais aussi de la considération publique. On entend dans les commissariats : « Monsieur, c’est moi qui pose les questions, ici ! » Ah ! bon ? Dans quel texte de loi ? Où est-il dit que le citoyen serait interdit de poser des questions, et serait obligé de répondre ? Nulle part. J’ai aussi entendu « C’est moi qui donne des ordres, ici. » Coup de bluff, ça intimide les honnêtes gens. Mais si le citoyen de base n’obtempère pas, il fera une garde à vue. Histoire de lui apprendre. Dans le fond, ce n’est pas plus mal, ça fait tomber le mythe du Pays des Droits de l’Homme. Quand la génération des baby-boomers aura trépassé, il ne restera plus qu’une population revêche. Ça promet toutes sortes d’échanges polis, calmes et réservés… Annoncer la guerre civile ? Ce n’est plus une prophétie, c’est déjà une réalité.
Je voudrais insister : un policier met un citoyen en garde-à-vue parce qu’il a été vexé. Ce n’est déjà plus l’esprit d’un Etat, c’est des chefferies. Double problème. Non seulement à cause de la faute professionnelle que ça représente, du sentiment du droit du policier à incarcérer le citoyen son souverain, mais il y a autre chose : le citoyen va être amené à ne plus rien manifester, à ne plus parler. On punit la franchise, la liberté de ton, l’exubérance, la colère bénigne. On favorise donc la langue de bois mais, plus grave encore : la passivité, l’extinction du caractère humain. On crée du zombie. C’est le travail de fond, de sape, de tout le système. Qu’est-ce qu’on sape ? Ce n’est plus de la muraille, c’est de l’être humain. On lui tape dans les jambes. Le monde psy y contribue, l’école, l’hôpital, et l’ensemble de l’administration ; partout où les gens s’expriment avec franchise, on les casse, on les poursuit, on les dénonce, on les accuse d’être “hystériques” ou “caractériels”, on leur retire leurs enfants, on les poursuit pour outrage. Voyez toutes ces “mesures” rien que pour l’enfance : MJIE, AEMO, EPS, il s’en prononce des centaines chaque jour. La médiocrité qui devient la norme, c’est l’avènement de l’attaché du ministère. Le résultat en est une société qui s’indiffère vis-à-vis d’autrui, qui n’éprouve plus de sentiment de scandale, qui accepte tout parce que c’est la règle, sans plus de hauteur que cela, c’est-à-dire le suivisme stationnaire de l’esclave, qui passe à côté du crime sans s’y arrêter. C’est le triomphe du relativisme, qui est à l’aventure humaine ce que l’agonie du clochard entre deux poubelles est à la conquête poétique. Le courage et l’héroïsme étant chassés, on aura les complicités, le silence, l’omerta, la collaboration, les yeux fermés sur toutes les dérives. Rien ne collabore mieux que l’esprit de conformation. La normalisation des comportements est le préalable nécessaire à l’esclavage. Les crimes ne seront plus rapportés à la police. Et lorsque les troubles arriveront, avec la guerre civile, la population laissera faire, se tiendra à l’écart. Entre la peur de ce chaos et le rejet de l’ancien système, il y aura bien peu de combattants. Les plus jeunes, comme toujours, hélas. Le pays entier pourra passer entre de nouvelles mains sans grande résistance, sauf celle de quelques héros maudits par l’Histoire, flétris par les nouveaux maîtres. On a vu entre 1914 et 1941 combien cet effet a joué : d’un côté un peuple qui se bat, de l’autre un autre qui laisse faire. Faites votre choix, messieurs, la nature imposera sa loi, elle n’admet que les plus forts.
Le petit film dit aussi : « Thomas était devenu un imposteur, plutôt malgré lui. » Un psychiatre, vite ! qu’on fasse une perquisition chez lui, qu’on fouille son passé, qu’on convoque l’institutrice, le médecin, le Samu !
(Pensées Accouchées de la Prison d’Occident, 776 pages, Rémy D. WIEDEMANN, Edition du Moine-Guerrier)
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